
Paire de formes pour gilet (détail), 1750-1759, France, soie; tissée et brodée à la main, T.12 et A-1981 © Victoria and Albert Museum, Londres.
Milly Westbrook est une étudiante anglaise, se spécialisant dans l’histoire de la mode. Elle a rédigé ce petit article qui révèle à la fois l’importance sociale et financière de la broderie, et les risques que cela pouvait engendrer!
Texte – Milly Westbrook
Traduction – Claire de Pourtalès

Paire de formes pour gilet, 1750-1759, France, soie; tissée et brodée à la main, T.12 et A-1981 © Victoria and Albert Museum, Londres. Ci-dessous, le dos du travail
On retrouve fréquemment dans les collections de costumes de superbes soies brodées à la main, prévues pour orner les gilets d’hommes.
Principalement d’origine française, ces pièces pourraient passer inaperçues si ce n’était leur prédominance qui soulève la question : pourquoi y a-t-il autant d’exemples de ces panneaux de gilet brodés non coupés ? Il s’avère que la vérité réside dans le système mercantile de l’Angleterre du 18e siècle. Un exemple de 1750-1759 d’un tel panneau délicatement brodé trouvé au Victoria and Albert Museum de Londres (Fig.1) fournit le premier indice quant à la provenance de ces panneaux. Dans le coin inférieur, on peut voir un timbre indiquant « Saisi de Douvres, GR II », cela signifie que la pièce avait été saisie par les douanes britanniques sous le règne de George II (1727-1760). La pièce venue de Franc, était passée en contrebande afin d’échapper aux taxes élevées sur la soie, la dentelle et autres textiles importés…

Paire de formes pour gilet, 1750-1759, France, soie; tissée et brodée à la main, T.12 et A-1981 © Victoria and Albert Museum, Londres. Notez la finesse du Point de Beauvais…

Panneau de gilet, 1780–85, France, soie, C.I.62.30 © Musée d’art métropolitain (New York)
Des taxes élevées ont été introduites par le gouvernement britannique tout au long du 18ème siècle. En 1749, toutes les importations de dentelles d’or et d’argent étrangères étaient interdites et tous les tissus de soie et de velours étrangers ont ensuite été interdits en 1765. Le but de ces taux d’imposition stricts visait à protéger l’industrie britannique, coupant la concurrence étrangère. Les industries britanniques de fabrication de la soie telles que celles de Spitalfields sont devenues la principale source d’acquisition en Grande-Bretagne, stimulant et stabilisant l’économie. Malgré les efforts économiques du gouvernement, la demande pour l’artisanat français supérieur a prévalu et la contrebande de soie française est devenue une activité lucrative.

Panneau de gilet, 1780–85, France, soie, C.I.62.30 © Musée d’art métropolitain (New York) La broderie est ici réalisée au passé plat avec des fils plats (non moulinés) de soie. Même les boutons étaient brodés…
Ce n’était pas seulement la qualité de la soie française qui était recherchée par les Britanniques fortunés, mais aussi le fin travail des brodeurs français. En conséquence, les panneaux de gilet richement brodés démontrant la pointe du design français sont devenus une marchandise précieuse, valant le risque de persécution pour le passeur. Si le panneau était introduit clandestinement en Angleterre, il serait alors acheté par un riche gentleman anglais à un prix inférieur à celui d’une importation légitime. La pièce serait ensuite coupée et confectionnée par un tailleur pour devenir un objet particulièrement désirable.
Un exemple merveilleusement brodé d’un panneau non coupé est conservé dans la collection Cooper Hewitt, illustrant certains des thèmes et motifs brodés communs de l’époque. Ce panneau (Image 3) de 1780 à 1795 présente une bordure de feuillage floral entourant trois singes espiègles jouant des instruments aux côtés de bouteilles de rhum des Caraïbes. Ces thèmes orientalistes étaient extrêmement populaires à cette époque du colonialisme et de l’expansion britannique et française. La gradation de la lumière et de l’ombre de chaque élément met en valeur la finesse des points brodés par l’artisan Français.

Gilet (non coupé), 1780–95, France, soie, 1962-54-31 © Collection Cooper Hewitt.
L’héritage des taxes imposées sur les textiles français au 18ème siècle peut être vu aujourd’hui dans la grande quantité de panneaux de gilets saisis, soulignant à quel point la mode française était valorisée en Angleterre, obligeant encore et toujours de réglementer les importations pour le bien de l’économie nationale. Grâce à la saisie des marchandises de contrebande, les heures de travail nécessaires pour broder une telle pièce sont finalement restées inaccomplies et n’ont jamais été transformées en un vêtement final. Cela conduit cependant à une perspective intéressante sur les exemples existants de gilets brodés et montés que l’on retrouve de cette époque : la soie brodée utilisée pour ces vêtements a-t-elle été illégalement passée en contrebande? Et une autre question reste à analyser: comment et pourquoi ces contrebandes qui auraient dû être brûlées ont-elles survécues jusqu’à se trouver dans des musées prestigieux?
Milly Westbrook
Université de Brighton
@millywdresshistorian