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Chiachio & Giannone : la famille gay en arts textiles – texte de Marie-Noëlle Carré
Photos protégées par copyright – merci

La selva de Constantin © Chiachio & Giannone

J’ai découvert Chiachio & Giannone il y a plus de dix ans, lors de leur exposition Rohayhu, à Buenos Aires (Argentine). J’ai tout de suite été fascinée par la richesse de leurs univers textiles qui revisitent des imaginaires géographiques et temporels à partir d’un fil directeur : l’univers contemporain de la famille gay.

La démarche artistique de Chiachio & Giannone se situe à contre-courant de la logique instantanée des clichés familiaux partagés sur les réseaux sociaux. Reprenant à leur compte une « tradition militante de l’aiguille », c’est dans la lenteur et le détail que ce duo de grand talent donne à voir depuis 2003 une œuvre originale. Sous leur impulsion, le genre artisanal mineur des travaux d’aiguille et du textile est propulsé au rang de vecteur artistique majeur, donnant ainsi une voix à « toutes les marges ».

Origines
Leo Chiachio est né à Buenos Aires et Daniel Giannone vient de la province argentine de Cordoba. Ils se sont connus en 2001 à Buenos Aires. Depuis lors, ils ne se sont plus quittés et n’ont cessé de collaborer, s’auto-définissant comme un collectif artistique gay. Leur couple forme une unité créative, un tout un et unique, une communion puissante qui nourrit leur art entre quotidien et fantaisie absolue.

Démarche
Leo s’est formé dans différentes écoles des beaux-arts – la Escuela Nacional de Bellas Artes « Prilidiano Pueyrredón » et la Escuela Superior de Bellas Artes « Ernesto de La Cárcova ». Il a étudié auprès des professeurs Pablo Suarez, Tulio de Zagastizabal, Ahuva  Szlimowicz et Graciela Canero.
Daniel, de son côté, a complété son parcours à la Facultad de las Artes de la Universidad Nacional de Córdoba par des ateliers auprès des professeurs Sergio Bazán,  Teresa Lascano, Graciela Canero et Constanza Martinez.
Tous deux ont décidé de transférer leurs connaissances vers d’autres disciplines, et notamment le textile. Daniel avait déjà appris à broder lorsqu’il était enfant. Il fréquentait alors une école dirigée par des sœurs religieuses qui initiaient leurs élèves à cette pratique, pour leur apprendre à se concentrer. Leo s’est initié à la broderie dans des livres et des magazines, ainsi que dans le quartier Once, à Buenos Aires. Les commerçants installés dans les rues de ce quartier sont spécialisés dans la vente de tissus, de fils, de laine, etc.

Ce transfert de connaissances depuis la peinture constitue un fil directeur de leur travail. Chiachio & Giannone aiment dire qu’ils peignent avec des aiguilles. L’utilisation des couleurs et l’exploration qu’ils font de leur sujet s’appuie sur leurs acquis dans ce domaine.
Cependant, le choix des arts textiles leur offre l’avantage de pouvoir se détacher des médias artistiques contemporains. En adoptant une technique marginale, à la fois féminine et archaïque, marquée par la lenteur et la persévérance, les artistes suivent aussi un processus de réintégration de toutes les marges dans leur diversité culturelle, ethnique, sexuelle ou sociale.

La familia en la Fontana di Trevi © Chiachio & Giannone

Processus créatif
La démarche des brodeurs est aussi influencée par leur milieu de travail. Chiachio & Giannone brodent chez eux de 14h à 21h tous les jours, en écoutant les telenovelas* à la radio. Cet environnement sonore vient ajouter du kitsch à leur travail. Ils travaillent parfois avec des assistants et reçoivent leurs amis tout en brodant. Il leur arrive de passer plusieurs années à broder une seule œuvre. Ils travaillent donc plusieurs panneaux de manière simultanée, tout en voyageant entretemps.
*Feuilletons romantiques latino-américains.

Ils emploient diverses techniques, qu’ils ont perfectionnées auprès de feu Alicia, alors présidente de la Asociación de Bordadoras Argentinas. Ils superposent différentes couches de tissus et de broderie et utilisent une grande diversité de points (chaînette, point de nœud, point arrière, etc.). Ils s’inspirent aussi des imprimés qui figurent sur les draperies de base qu’ils emploient et y ajoutent leurs propres dessins, qu’ils impriment et surimposent au motif initial.
Dans une exposition consacrée à leur processus de travail (Pasaje 17, Buenos Aires (Argentine), 2016), les artistes montrent certaines de leurs œuvres qu’ils n’ont jamais vues eux-mêmes complètement dépliées, par manque d’espace. Ils expliquent que le revers de leur travail comprend de nombreux nœuds et de grands points, qui révèlent le caractère peu contrôlé, pictural et auto-généré de l’image qu’ils produisent sur chacun de leurs tableaux*.
*https://www.clarin.com/arte/chiachio-giannone-mayor-bordado-abuela_0_ByFNR7z2P7e.html

Enmarañados, Chiachio & Giannone © Nacho Iasparra

Thématiques
L’ensemble de l’œuvre de Chiachio & Giannone repose sur une exploration centrale : celle de la famille gay qu’ils forment avec leurs compagnons non-humains. L’ensemble de leur travail est auto-référentiel, et les propulsent, avec les leurs, dans des univers extrêmement variés ou le travestissement et la fantaisie sont à l’ordre du jour. L’autoportrait avec leur chien Piolin et leurs autres compagnons canins est omniprésent dans leur travail. Avec eux, ils posent, comme sur d’anciens albums de famille : de pied, en format portrait.

HeArt Breaker © Chiachio & Giannone

 

Lyonnais, Chiachio & Giannone © Nacho Iasparra

Les artistes s’inspirent du cosmopolitisme de Buenos Aires, lieu de créolisation du monde. Revisitant les cultures latino-américaines, ils jouent à être – tour à tour – guarani, panthère, Pombero et Pomberito. Leurs travaux d’aiguilles les emmènent dans des explorations spatiales, temporelles et culturelles métisses par définition, et aléatoires : Madonna, Rufus Wainwright, John Galliano, Grace Jones, l’art guatémaltèque, les ponchos argentins, les estampes japonaises, la vie domestique, les déesses brahmanes, le théâtre Kabuki, les magazines porno gay, Farah Fawcett, la queer culture, Mishima, les soap operas brésiliens, les B-movies, les gossip magazinesAmerican Idol, Vivienne Westwood, Pasolini, Kitano, Bruce LaBruce ou Hiroshige*.
Talents Chiachio & Giannone – School Gallery

Caza Mayor, Chiachio & Giannone © Nacho Iasparra

Leur travail prend aussi une tournure plus militante, lorsqu’ils explorent, les stéréotypes gays (pompiers, mineurs) et l’identité sexuelle latino-américaine (LatinX).

Paisaje pompeyano © Chiachio & Giannone

Trajectoires textiles
Cette exploration tous azimuts s’étend aussi à leur trajectoire dans les arts textiles. Le duo d’artistes a commencé par travailler la broderie. Puis, plusieurs de leurs œuvres ont utilisé ce médium combiné à la courtepointe. Ils explorent notamment la mosaïque textile dans des œuvres comme Splash Criollo.

Refugio 1 © Chiachio & Giannone

En temps de Covid, les artistes ont dû adapter leur pratique et revenir à un travail plus intimiste, facile à développer dans une sphère domestique, notamment durant les confinements. Ils se sont mis à restaurer de vieilles tapisseries (coussins, napperons et chemins de table) avec de la broderie et des appliqués de soie imprimée qui détournent les motifs initiaux.

Refugio 2 © Chiachio & Giannone

 

Latinx,  Chiachio & Giannone – oeuvre réalisée pendant leur résidence artistique à la LUX Art Institute – Encinitas – California – 2020 © LUX Art Institute

Cette approche leur a permis de donner un nouveau tour à leur travail. Lors de résidences artistiques aux États-Unis, Chiachio & Giannone explorent la dimension participative de leur œuvre. Ils travaillent à l’expression de l’identité gay en accompagnant des participants à leurs ateliers dans la réalisation de gigantesques drapeaux de la fierté gay à partir de vêtements du quotidien.
Ils élargissent cette quête à la reconstruction d’une histoire de l’art queer dans l’une de leurs dernières expositions, « Hope Will Never be Silent » (Antrepeaux, Bourges (France), 2022). La notion de la famille « à six couleurs » est travaillée à partir du principe de la mosaïque, lequel est appliqué par l’utilisation de pastilles de couleur en tissu thermocollant assemblées sur une base textile. Les artistes ont aussi cherché à transformer les interactions avec les personnes qui viennent voir leurs œuvres. Les visiteurs sont conviés à participer au travail en cours tout au long de l’exposition, laquelle se transforme en un véritable atelier de création. La notion de « Work in progress » devient donc celle de « Show in progress ». Ainsi, les artistes entendent inscrire leur œuvre dans une communauté plus large, un horizon ludique et une approche « en constellation », qui met l’accent sur les liens plutôt que sur la personnalité des artistes*.
*https://www.artnewspaper.fr/feature/a-bourges-chiachio-et-giannone-exposent-une-famille-elargie-a-six-couleurs 

La paz © Chiachio & Giannone

Conclusion
Les œuvres de Chiachio & Giannone mettent en scène un univers complet, développé depuis plus de vingt ans, et dans lequel transparaît leur goût pour le jeu. En brodant les liens affectifs familiaux, les deux artistes rendent compte du caractère polymorphe de la famille, au-delà des préférences de genre ou d’espèces.

Remerciements
Tous mes remerciements vont aux artistes Leo Chiachio et Daniel Giannone, qui ont pris le temps de lire et de suggérer des améliorations au manuscrit initial. Je remercie également mon amie Ana Lafon pour sa lecture avisée du texte et pour les informations sur les expositions des artistes en France. Merci, enfin, à Claire de Pourtalès de m’avoir accordé sa confiance pour la rédaction de cet article et pour son travail d’édition en vue de la publication sur Le Temps de Broder.

Pour aller plus loin
Le site web de Chiachio & Giannone
Deux articles de fond sur les artistes : e11.1 Art Review – Bordando Afectos, Deshilando Archivos (nyu.edu) et Talents Chiachio & Giannone – School Gallery
Deux articles sur l’exposition « Hope will never be silent » à la galerie Antrepeaux, Bourges, France (2022) : https://crennjulie.com/2022/01/11/exposition-hope-will-never-be-silent-chiachio-giannone-family-transpalette-bourges/ et https://www.artnewspaper.fr/feature/a-bourges-chiachio-et-giannone-exposent-une-famille-elargie-a-six-couleurs
Une entrevue durant la pandémie de Covid-19
Deux articles sur l’exposition “Paradise” à la Steve Turner Gallery, Los Angeles, Californie, États-Unis (2022) : http://steveturner.la/exhibition/chiachio-giannone#1 et https://www.artland.com/exhibitions/paradise-cavb4pikn8js725ns34g

Marie-Noëlle Carré