Vous avez sûrement aperçu sur Instagram ces reproductions, souvent monochromes, de poissons à l’air féroce, d’animaux en col roulés ou de délicats insects brodés avec quelques points. Toute cette ménagerie de fils est née sous les doigts agiles d’Eliane Sainte-Marie. Rencontre.
Photos – © Eliane Sainte-Marie – photos protégées par copyright – merci
Interview – Claire de Pourtalès

Nautilus © Eliane Sainte-Marie
Parlez-nous un peu de votre parcours…
J’ai toujours été très intéressée par les arts, mais je n’avais ni le talent ni la motivation pour en faire la pratique. Par contre, j’ai l’habitude de marcher des heures sur une plage pour récolter chaque coquillage, plume, squelette de poisson qui me semble intéressant. J’ai toute une collection de boîtes de présentation dans lesquelles j’assemble mes trésors. Comme un cabinet de curiosité.
La broderie, c’est différent. On peut la considérer comme un loisir, ou de l’artisanat, alors on ressent moins la pression de devoir faire quelque chose d’original, d’innovant ou de purement artistique. Avec le temps, toutefois, ma démarche s’est précisée et je peux maintenant situer mon travail entre les métiers d’art, les arts textiles et l’illustration scientifique. Mais, avant tout, c’est parce que j’aime ça. Je m’imagine mal cesser de broder.
J’ai commencé à broder vers mes 20 ans. Quand ma mère est partie vivre à Montréal, je me suis installée dans son appartement, à Trois-Rivières. Elle y avait laissé son matériel de broderie et j’ai décidé d’essayer. Je ne brodais pas énormément à cette époque, à peine un ou deux projets par année, principalement des motifs ornementaux, du linge de maison. J’ai recommencé à broder plus « sérieusement » il y a quelques années, quand j’ai brodé mon premier poisson.

Lapin © Eliane Sainte-Marie
Je n’ai jamais vraiment appris de technique, ni de points. J’ai consulté des livres, évidemment, mais je tentais plutôt d’arriver au résultat sans tenir compte de la technique ou de la marche à suivre. Je ne suis pas très à l’aise avec les modes d’emploi.
J’ai toujours été fascinée par les planches illustrées de sciences naturelles. (Je ne sais pas d’où ça vient. Mon frère partage également cet intérêt, comme biologiste, d’un point de vue scientifique alors que de mon côté c’est purement l’aspect artistique ou esthétique qui m’intéresse.) Au fil des années, j’ai tenté de reproduire ces gravures et illustrations, d’abord monochrome, puis en utilisant les couleurs. Je ne faisais d’abord que des poissons ou des insectes. Puis on m’a demandé si je pouvais broder un oiseau, puis un animal… Au début, j’étais certaine de ne pas y parvenir. Mes premiers essais n’étaient en effet pas terribles ! Mais j’ai continué à essayer, j’ai développé des trucs, une manière d’utiliser les couleurs et les textures, jusqu’à m’approprier une forme de technique unique que je serais bien en peine de décrire ou d’expliquer ! C’est comme un boulot d’illustratrice, en fait.

Broderie d’un poisson dessiné pendant l’Expédition HMS Challenger, 1872-1876 © Eliane Sainte-Marie
Je passe énormément de temps à consulter des livres de sciences naturelles, des rapports d’expéditions scientifiques, à consulter des sites d’archives visuelles sur internet ou des photos d’animaux. J’en retiens beaucoup plus que ce que je peux broder, mais ça me permet de comprendre comment est fait un poisson, comment est construite une fleur, etc. Ensuite, je choisis les morceaux les plus intéressants de mes recherches et je trace mon modèle.
J’aime bien les tissus robustes qui se tiennent bien et résistent à une quantité de points très rapprochés sans plisser ou déchirer. Je brode d’ailleurs au fil à coudre pour pouvoir faire toujours plus petit, plus détaillé.
J’essaie de ne jamais travailler sur plus d’une broderie à la fois, parce que je reviens rarement à une broderie entamée pour la terminer. J’ai de nombreux exemples dans mes panier et tiroirs…
Je brode en général le matin et le soir. En silence, avec la radio, en écoutant un livre audio, avec des gens autour de moi ou seule. Peu importe. J’ai la chance d’avoir un atelier dans ma maison, qui me sert surtout à entreposer le matériel, à réaliser les encadrements, à stocker les broderies. C’est très rare que je m’y installe pour broder. Je préfère mon fauteuil où j’ai tout à portée de main et où je me sens moins isolée.

Criquet © Eliane Sainte-Marie

Les Gars du Bureau © Eliane Sainte-Marie
Comment en êtes-vous venue à vendre vos œuvres ?
J’ai été un peu perplexe. J’avais brodé un poisson rouge que j’ai publié sur mon compte Instagram et une amie m’a demandé si elle pouvait l’acheter. Et trois autres personnes ont dit qu’ils en voulaient un aussi, si j’acceptais. J’ai donc commencé à proposer des broderies pour la vente. Et ça a assez bien marché. J’ai créé une page Facebook et c’est ainsi que l’Atelier* est né. Encore maintenant, même après en avoir vendu des centaines, tout ça me paraît improbable, mais très réjouissant. C’est quand même formidable de fabriquer quelque chose que quelqu’un souhaite posséder ou offrir.
Par contre il y a des broderies auxquelles je suis spécialement attachée, ou brodées juste pour moi. Par exemple, mes premiers poissons. J’y ai mis plusieurs dizaines d’heures dans chacun et ils font partie de ma maison, de mon décor. Il y a aussi ma petite collection de pigeons, dans mon atelier, que j’appelle « les gars du bureau ». Je pourrais difficilement expliquer pourquoi, mais je n’ai pas du tout envie de les laisser partir.
* L’atelier de l’Épinoche / Le nom vient de mon amour des poissons. L’épinoche est un tout petit poisson qui me plaît bien, avec ses épines, comme des aiguilles sur le dos. Ce discret petit animal se bâtit un nid pour y déposer ses œufs. Un poisson qui est capable de bâtir quelque chose, je trouve ça formidable !

Autruche en colère © Eliane Sainte-Marie
Douze animaux en colère » : pourquoi, comment ce thème ? Pourquoi les avoir habillé?
La série « Douze animaux en colère » est venue d’une première broderie de lièvre qui avait l’air tellement méprisant que c’était facile de faire de l’anthropomorphisme. J’ai donc tout naturellement pensé l’habiller. J’aurais pu broder ou coudre son vêtement, mais ma mère, Johane Guilbault, tricote tellement bien que c’était évident qu’elle ferait des merveilles. J’ai donc sélectionné des animaux qui présentaient une expression intéressante (de colère, obtuse, hautaine, etc.) et je les ai fait habiller. Le nom de la série est venu spontanément, en détournant le titre bien connu.
Je ris beaucoup quand je brode. Je suis spécialement contente quand l’expression que je souhaite rendre fonctionne. J’ai réalisé dernièrement que j’ai tendance, par mimétisme, à adopter l’expression de l’animal en le brodant. Ce qui me fait d’autant plus rire quand je me rends compte que ça fait des heures que j’ai l’air en colère.

Couverture du livre Pour Mémoire, de Dominique Fortier et Rafaële Germain © Eliane Sainte-Marie
Vous êtes aussi libraire. Comment associez-vous les 2 métiers ?
Oui, je suis avant tout libraire, copropriétaire de la librairie l’Exèdre. C’est ce qui occupe le plus gros de mon temps. Maintenant que la broderie prend de plus en plus de place dans ma vie, je me demande encore comment j’y arrive.
Les deux peuvent être liés, quand j’y pense. La maison d’édition Alto (éditeur que j’adore) m’a confié la réalisation de la couverture d’un de leurs livres, en 2019. C’était assez intimidant de retrouver mes broderies sur les tablettes de ma librairie ! C’est probablement le contrat qui a le plus contribué à me donner le sentiment d’une certaine légitimité, si on veut. De reconnaître mon travail de brodeuse comme assez intéressant pour l’imprimer sur un livre.

Truite © Eliane Sainte-Marie
Comment se passe la pandémie pour vous ?
Les effets de la pandémie n’ont pas été si négatifs pour moi. Évidemment, mes amis et ma famille me manquent.
Dans les premiers jours du premier confinement, en mars 2020, j’ai eu beaucoup de temps à la maison, alors j’ai décidé de broder une fleur sauvage du Québec par jour. Un genre d’herbier / journal de confinement / calendrier. C’était vraiment très apaisant, ça me donnait l’impression d’attendre le printemps en imaginant les fleurs qui pousseraient quand nous pourrions sortir plus librement. Rapidement, les gens ont commencé à les acheter, à me faire des demandes spéciales et des commandes, alors je n’ai pas atteint les trente broderies comme je le souhaitais. Beaucoup de monde a découvert mon travail à ce moment.

Furet curieux © Eliane Sainte-Marie
Quels sont vos projets?
Continuer à broder ! J’ai reçu énormément de commandes suite à la diffusion d’une capsule réalisée par la Fabrique Culturelle de Télé-Québec sur mon travail alors j’ai beaucoup, beaucoup, beaucoup de boulot. Je travaille aussi sur un projet d’exposition, en collaboration avec une autre artiste, mais je pourrai en dire plus dans les prochaines semaines…

Tigre © Eliane Sainte-Marie