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sabella Rosner est une chercheuse spécialisée dans les textiles du 17ème siècle anglais. Elle nous présente ici la technique nommée Blackwork, ou Broderie Noire.
Cet article est paru en Anglais sur le passionnant blog historique d’Alexandra Makin (article original). Qu’elles soient toutes les deux remerciées pour m’avoir accordé la permission de traduire ce texte et de vous le partager.

Isabella tient un podcast historique (en Anglais). Vous trouvez les photos de ces entretiens sur son compte Instagram.

Taies d’oreillers, 16ème siècle / T.326A-1980 © Victoria and Albert Museum, London

En 1689, l’écrivaine anglaise Aphra Behn a écrit une nouvelle intitulée The History of the Nun, or The Fair Vow-Breaker. Au moment où un personnage nommé Isabella envisage un meurtre, Behn écrit : “Quand le Destin commence à l’affliger, elle s’attaque à sa Broderie Noire.” Ainsi, Behn envisage le Destin brodant ses noirs desseins tout en se référant à la Broderie Noire. Elle se réfère ici à un style de broderie qui a pris d’assaut l’Europe pendant plus d’un siècle. A noter ici que si la broderie au blackwork a atteint son apogée au 16ème siècle, la nouvelle de Behn démontre que des échos de son influence et de sa popularité se faisaient encore sentir un siècle plus tard.

Motifs en blackwork © Alexandra Makin

Coiffe, 1600-1625 / T.273-1975 © Victoria and Albert Museum, London

Qu’est-ce que le Blackwork ou Broderie Noire ?
Il est difficile de parler dans l’absolu quand il s’agit de blackwork. Comme son nom l’indique, le blackwork est une forme de broderie qui consiste à coudre avec du fil noir. Mais pas toujours, car cela se fait parfois dans d’autres couleurs de fil comme l’or, l’argent, le bleu ou le vert. C’est une forme de broderie à fil compté, sauf quand ce n’est pas le cas. Lorsqu’il est compté, il est brodé sur un lin ou un coton à trame régulière. Lorsqu’il n’est pas compté, lorsqu’une brodeuse crée des tiges, des fleurs et des fruits curvilignes, le tissage de base n’a pas d’importance. Historiquement, peu importe la façon dont le blackwork était brodé, le tissu sur lequel il reposait ou la couleur de fil utilisée, cette technique de broderie était le plus souvent utilisée pour les vêtements tels que les chemises, les blouses, les fraises, les coiffes et les manches.

Jane Seymour Hans Holbein l’Ancien, 1536-1537 © Kunsthistorisches Museum Wien

Les origines de la Broderie noire
Bien que la broderie noire soit généralement associée au 16ème siècle, les brodeurs européens la connaissaient depuis au moins huit siècles plus tôt. Elle a souvent été historiquement appelée « blackwork espagnole » en raison de son lien avec Catherine d’Aragon, mais ce terme peut en fait nous en dire beaucoup sur ses origines possibles bien avant Catherine.

Au 8e siècle, les populations musulmanes d’Afrique du Nord, qui ornaient leurs vêtements de motifs et de bordures géométriques, se sont installées dans le sud de l’Espagne et ont influencé les travaux d’aiguille de Tolède, d’Almeria et d’Andalousie. Les travaux d’aiguille survivants de cette région présentent des motifs géométriques très similaires à ceux souvent associés à la Broderie Noire, mais dans une variété d’autres couleurs de fil. La racine du blackwork pourrait-elle venir du sud de l’Espagne via l’Afrique du Nord ? Peut-être que d’autres recherches permettront de faire la lumière sur ce mystère.

On pensait généralement que la broderie noire était venue en Angleterre via Catherine d’Aragon, mais ce n’est pas le cas. A.F. Kendrick, conservateur textile au V&A, nous le révèle dans son livre English Needlework de 1933 : « La théorie selon laquelle la vogue est entrée en Angleterre avec Catherine d’Aragon n’est plus tenable, car les références à une telle broderie noire se produisent à une date beaucoup plus ancienne, à la fin du 15e siècle, tandis que son apparition dans les portraits français, allemands et anglais du début du 16e siècle montre que c’était déjà une mode européenne générale. Néanmoins, le point était parfois appelé point espagnol comme, par exemple, dans un livre de modèles publié par P. Quentel en 1527 à Cologne. »

La raison pour laquelle le point associé au blackwork a été appelé espagnol à travers l’Europe n’est pas claire. On le retrouve ainsi dans le livre de modèles de Peter Quentel publié en Allemagne et sur la liste de la garde-robe de Catherine d’Aragon où certaines pièces sont “travaillées au point espagnol (Spanysshe worke) avec de la soie noire (blacke silke) sur les bords”. Il y a clairement plus à découvrir sur les origines du blackwork.

En Angleterre, à l’époque du divorce de Catherine d’Aragon avec le roi Henri VIII en 1533, le terme « travail espagnol » a été remplacé par « blackwork ». La broderie noire a d’abord été utilisée par l’élite anglaise avant d’être reprise par toutes sortes de brodeurs. Ce changement vient en partie grâce à l’augmentation de la production de livres de modèles, comme par exemple le livre de Thomas Geminus, “Moryssche & Damaschin renewed and increased, very profitable for Goldsmiths and Embroiderers” de 1548 et imprimé à Londres. Les dessins d’arabesques du livre sont rapidement devenus populaires parmi les brodeurs. Mais l’intense popularité de la broderie noire en Angleterre ne devait pas durer. Dans la seconde moitié du 17e siècle, elle était tombée en disgrâce, remplacée par la polychromie, les dessins picturaux et les scènes bibliques.

Portrait d’Elizabeth 1ère, vers 1590, artiste inconnu © Jesus College, Oxford

Les principaux points utilisés dans le blackwork sont le point arrière et le point avant double, également connu sous le nom de point de Holbein. Ce point était utilisé sur les cols et les poignets, car les points étaient visibles des deux côtés, tandis que le point arrière était plus adapté aux objets comme les coiffes dont les points n’étaient visibles que d’un côté. Le lin, et dans une moindre mesure le coton, étaient historiquement les tissus de choix en raison de leurs tissages très réguliers.

Il y avait trois styles communs de blackwork qui ont été produits au 16e et au début du 17e siècle. Le style le plus ancien consistait en des points comptés travaillés pour créer de petits motifs géométriques ou floraux. C’est ce type d’œuvre que l’on retrouve souvent dans les portraits du 16e siècle, notamment ceux de Jane Seymour par Hans Holbein peints en 1537, de Mary Tichborne par le maître de la comtesse de Warwick en 1565, et de nombreux portraits de la reine Elizabeth I. La plupart des travaux de blackwork modernes, mettant l’accent sur les points comptés et le motif géométrique, sont réalisés dans ce style.

Portrait de Mary Tichborne, Maître de la Countess of Warwick, 1565 © Philip Mould & Co Mary épousa Thomas Potter, dont le nom apparait en haut à gauche du portrait

Plus tard, le blackwork a été brodé à main levée plutôt qu’en fil compté. Ces derniers exemples présentaient des fleurs, des fruits et parfois des insectes reliés par des tiges incurvées. La broderie noire ultérieure ressemblait beaucoup à une broderie polychrome contemporaine – les deux avaient des vignes sinueuses et des volutes à partir desquelles des fleurs et des fruits s’épanouissaient. La différence entre la broderie noire et le travail à l’aiguille polychrome de l’époque résidait dans le choix des points. Alors que les exemples polychromes étaient remplis de points de festons détachés ou de passé plat, les motifs de blackwork étaient soulignés au point de tige, puis remplis de motifs géométriques comptés. Les portraits qui incluent ce style plus tardif de blackwork incluent celui d’Elizabeth I peint par un artiste inconnu en 1590 et une Dame inconnue peinte par John Bettes le Jeune en 1587-1597.

Un autre style consistait en des motifs comptés ou à main levée, qui étaient ombrés avec des points de sable ou des points avant ou arrière plus ordonnés, résultant en un dessin qui ressemblait aux gravures sur bois contemporaines. Ce style a émergé dans les années 1590 pour refléter ces sources d’impression.

Housse de coussin, fin du 16e siècle © Art Institute of Chicago

Utilisations historiques du blackwork et ce qui a survécu
Des pièces existantes de blackwork et des portraits contemporains nous disent que la broderie blackwork était populaire en Angleterre, en Italie, en Espagne et en Allemagne parmi tous ceux qui avaient les ressources et le temps pour entreprendre des travaux d’aiguille décoratifs. En plus des portraits anglais mentionnés dans la section précédente et des nombreux portraits de cette région non répertoriés, les portraits comportant de la broderie noire en Europe continentale incluent la Dame au lièvre de Juan de Borgoña vers 1505, le Portrait d’un homme vénitien de Jan van Scorel vers 1520, et Le portrait de 1526 de Conrad Faber von Creuznach de Margarete Stralenberger.

Les exemples de broderie noire dans les portraits de l’époque sont beaucoup plus courants que les restes en tissu que nous avons. C’est parce que certaines pièces ont été cousues avec du fil à broder en soie dont la couleur a été fixée avec du fer. Le fer s’est oxydé, provoquant la désintégration du fil, une perte qui ne peut être évitée ou corrigée par la conservation. Le blackwork fabriqué en dehors de l’Angleterre impliquait généralement des fils noirs dont la teinture contenait moins de fer, de sorte que la broderie noire réalisée avec de la soie non anglaise a tendance à survivre plus souvent et dans un meilleur état.

Détails d’une blouse ou haut de robe, 1575-1585 / T.113-1997 © Victoria and Albert Museum, London

Mais cela ne veut pas dire qu’il y a une absence totale de blackwork historique en Angleterre. Heureusement pour nous, quelques exemples exceptionnels survivent, mais presque tous sont des exemples postérieurs. Le plus ancien vêtement de la collection du Musée de la mode est une chemise d’homme brodée vers 1580-1590, décorée de fleurs, d’insectes et de cœurs enflammés unis par des vignes sinueuses. Le Victoria and Albert Museum possède peut-être la plus grande collection de blackwork anglais, y compris de nombreuses coiffes, bandeaux, capuches, bonnets de nuit pour hommes, empiècements sur les manches, taies d’oreiller, vestes, gilets, blouse, etc. La plupart de ces pièces datent de la fin du 16e ou du début du 17e siècles et presque toutes comportent des points libres plutôt que des points comptés. Des pièces similaires de blackwork peuvent être vues dans la Burrell Collection, le Metropolitan Museum of Art, l’Art Institute of Chicago et d’autres collections de musées et de collections privées.

Blackwork aujourd’hui
Cet article de blog a adopté le passé en parlant de blackwork, mais la technique de broderie est loin d’être une chose du passé. Le blackwork est enseigné et fabriqué partout dans le monde au 21e siècle. C’est une technique de broderie si importante qu’elle est enseignée par la Royal School of Needlework dans le cadre de leur diplôme BA (Hons) et de leurs cours autonomes. Selon la RSN, “le blackwork a progressé au 20e siècle et la RSN l’utilise maintenant pour représenter le réalisme et la forme à travers différentes densités de fils et de motifs pour créer des nuances de tons”. L’enseignement de la broderie noire par l’une des premières institutions de broderie au monde illustre à quel point cette technique fait partie intégrante d’une connaissance approfondie des travaux d’aiguille modernes.

Plus de 500 ans après sa propagation de l’Espagne aux îles britanniques et au reste de l’Europe continentale, la Broderie Noire n’orne peut-être plus nos poignets, cols et bonnets, mais elle est toujours bien vivante entre les mains des artistes de l’aiguille. Même des siècles plus tard, la broderie au blackwork a toujours la capacité de transformer des fils monochromes en points précis qui créent des motifs riches et vibrants.

Bibliographie :
Behn, Aphra. The History of the Nun, or, The Fair Vow-Breaker. London, England: printed for Baskerville, 1689
Kendrick, A.F. English Needlework. London, England: Adam and Charles Black, 1967.
Mayer, Christa C. Textiles in the Art Institute of Chicago. New York, New York: Harry N. Abrams, 1992.
North, Susan. An Instrument of profit, pleasure, and of ornament’: Embroidered Tudor and Jacobean Dress Accessories. In Andrew Morrall and Melinda Watt, eds., English Embroidery from the Metropolitan Museum of Art, 15800-1700: ‘Twixt Art and Nature”. New Haven, Connecticut: Yale University Press, 2008.
Waistcoat, Victoria and Albert Museum (https://collections.vam.ac.uk/item/O137739/jacket-unknown/waistcoat-unknown/)

Autres sources utiles pour la broderie noire moderne :
The Spruce Craft – pour apprendre les bases de cette technique: https://www.thesprucecrafts.com/blackwork-embroidery-1177618
Nordic Needle – https://www.nordicneedle.net/guides/stitching-techniques-guides/blackwork-embroidery/#.YOhUNhNKhfU
Cours de Broderie Noire à la RSN – https://royal-needlework.org.uk/courses/embroidery-techniques/blackwork/