Article écrit en lien avec l’exposition : Textiles liturgiques du monde post-byzantin, à l’affiche du 3 août au 1er novembre 2015
Auteur – Warren T. Woodfin, City University de New York
Traduit par Claire de Pourtalès
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Manchettes liturgiques (epimanikion), 1740. Grèce. Broderie de soie et de fil de métal sur une base de satin de soie; 24,8 x 14,6 cm. © MET, New York / 41.100.235 et 41.100.234
L’un des aspects les plus frappants des broderies de soie et de fils métalliques est leur forte demande en main-d’œuvre. On peut se demander qui a consacré tant de temps et de fatigue visuelle à la création de ces pièces, et à la demande de qui ? Bien qu’ils forment une minorité dans le corps des broderies liturgiques survivantes, les pièces portant les noms du donateur ou du brodeur aident les chercheurs à répondre à ces questions.
Les historiens de l’art peuvent utiliser à la fois des inscriptions explicites et des preuves implicites de style et d’iconographie pour retracer les broderies liturgiques jusqu’aux églises qui les ont utilisées, aux mécènes qui les ont parrainées et aux brodeurs qui les ont créées. Non seulement ces informations nous fournissent des jalons importants pour l’attribution et la datation de pièces similaires, mais elles nous aident également à reconstruire les réseaux de liens, à la fois sociaux et sacrés, créés et renforcés à travers les fils délicats de la broderie.
Les inscriptions aident à fournir une date pour certaines des pièces. Une paire de manchettes liturgiques brodée, ou epimanikion, représentant l’Annonciation, porte une inscription en caractères grecs qui enjambe les deux poignets. Bien qu’elles comportent un certain nombre de fautes d’orthographe, on peut déchiffrer le nom de la brodeuse, Doulisa Tzoeris, qui a dédié l’épimanikion à la mémoire de son fils et de ses parents. Les caractères à la fin de l’inscription indiquent la date de 1740.

L’Annonciation était un sujet de prédilection pour les épimanikion, car elle se prêtait à la division en paire. Le motif de l’ange Gabriel entrant sur un radeau de nuages est emprunté à l’art de l’Europe occidentale, probablement via des estampes. L’inscription dans les marges inférieures rappelle le « labeur et les douleurs » de la brodeuse et se termine par les chiffres grecs ΑΨΜ pour l’année 1740.

Epitaphios (Plashchanitsa) / Voile de calice – Fin du 15e siècle. Géorgie, Abkhasie. Broderie en soie et fil de métal sur fond de satin de soie doublé d’armure toile de lin, 42,5 x 43,2 cm © MET, New York / 17.190.128
Une deuxième pièce portant de nombreuses inscriptions peut servir de référence pour dater d’autres broderies. Ce type de voile couvre le calice pendant certaines parties de la liturgie. Son image centrale montre le jeune Christ bénissant de l’intérieur d’un calice, flanqué d’une écriture arabe le qualifiant de Jésus, le Messie. L’inscription grecque entourant le médaillon parle du sacrifice du Christ, tandis que les inscriptions géorgiennes aux extrémités des traverses plaident pour le donateur, le noble Solomon Shavrashidze. Ce noble géorgien a également fait don, en 1495, d’un livre des Évangiles à reliure argentée à l’église de Pitsunda / Bichvinta, située en Abkhazie, sur la mer Noire.

Voile de calice, Epitaphios (Plashchanitsa), troisième quart du 17e siècle. Russie, Moscou ou environs. Broderie en soie et fil de métal sur fond de toile de lin, 61,6 x 81,3 cm © MET, New York / 46.191
Dans un troisième cas, celui d’un voile liturgique russe, ou épitaphios, on l’absence d’inscriptions, se sont les outils de l’histoire de l’art (comparaison stylistique et analyse iconographique) qui vont permettre de déduire les origines de la création de l’objet même en l’absence d’inscription dédicatoire.
La scène centrale de la Lamentation du Christ est bordée par une série de saints dans des médaillons, avec un accent particulier sur les saints de la région de Moscou, y compris quatre métropolitains de Moscou et les importants dirigeants monastiques Serge et Cyril. La représentation sur la bordure gauche du saint tsarévitch Dimitri Ivanovich, dont le culte a prospéré après le transfert de sa dépouille à Moscou en 1606, est également remarquable.

Détails – Saint Jean Baptiste, Le Christ avec la Trinité et St Grégoire
Le choix de l’image centrale – l’épitaphios thrēnos, ou la lamentation sur le corps sans vie du Christ après sa crucifixion – est la norme pour ce type de tissu. En fait, la composition de cette scène, comme avec les voiles brodés similaires de cette période, suit de façon plus ou moins directe des célèbres épitaphioi des 15e et 16e siècles. Les inscriptions slaves, combinées aux motifs géométriques de la broderie, contribuent à placer cet exemple dans la Russie du 17e siècle. La représentation de Saint Jean-Baptiste avec des ailes (comme « l’ange », c’est-à-dire le signe avant-coureur de l’apparition du Christ) est un détail iconographique privilégié en Russie, bien qu’il apparaisse parfois ailleurs dans des contextes byzantins tardifs et post-byzantins.

Détails – Saint Christophe Cynocéphale
Un autre détail qui pointe vers la Russie est la corrélation des quatre symboles des 4 évangélistes placés dans les coins. La plupart des broderies byzantines et post-byzantines suivent un système connu aussi en Occident : l’ange représente Matthieu ; le lion ailé Marc ; le bœuf ailé Luc ; et l’aigle Jean. Ici, cependant, comme dans de nombreuses œuvres d’art russes, le lion ailé est étiqueté « Saint Jean » et l’aigle « Saint-Marc ». (L’autre figure zoomorphe, deuxième en partant de la gauche dans la rangée du bas, est Saint Christophe, qui, selon certaines versions médiévales de sa légende, appartenait au peuple des Cynocéphales, c’est-à-dire une race de personnes à tête de chien résidant supposément dans le Nord Afrique. Note de la traductrice – On retrouve ce saint cynocéphale, entre autres, sur le tympan de l’abbatiale de Vézelay).

Détails – L’Annonciation
Au centre, sur la partie supérieure du voile, se trouve la représentation du Seigneur des armées, étiqueté Gospod ‘Savaof (Seigneur de Sabaoth); dans la même position sur le bord inférieur se trouve l’Annonciation, avec une petite image de Dieu le Père envoyant le Saint-Esprit sur le ventre de la Vierge Marie pour réaliser la conception du Christ. Les coins, comme déjà mentionné, contiennent les symboles des quatre évangélistes, tandis que les quatorze médaillons restants sont occupés par des figures de saints.

Détails – Ci-dessus, métropolite Philippe II de Moscou / A droite, la prophétesse Anne
La moitié d’entre eux représentent des personnes étroitement associées à l’Église orthodoxe de Moscou du 14e au 16e siècle. Ceux-ci incluent les fondateurs de monastères importants comme Saint Serge de Radonezh et Saint Cyril de Beloozero, tous deux actifs au 14e siècle; les métropolitains de Moscou Peter († 1326), Alexis († 1378), Jonas († 1461) et Philippe II († 1568); et le saint tsarévitch – Dimitri Ivanovich – le fils d’Ivan le Terrible qui fut tué dans des circonstances mystérieuses en 1591. Les saints restants comprennent Jean-Baptiste, la prophétesse Anne, Procope, Jean l’ermite, Pélagie de Tarse, Grégoire et Christophe.

Détails – Le saint tsarévitch Dimitri
Le saint tsarévitch Dimitri était populairement considéré comme un martyr des machinations de Boris Godounov, et il jouissait d’un culte florissant après le transfer de sa dépouille à Moscou, en 1606. Le tsar Michael I Romanov (r. 1613-1645) et son fils Alexei Mikhailovich (r. 1645–1676) ont tous deux utilisé le culte du tsarévitch Dimitri comme un outil pour légitimer leur règne. Son imagerie a été particulièrement propagée par les ateliers de la famille Stroganov, basée dans la ville de Solvychegodsk, près d’Arkhangelsk dans l’extrême nord de la Russie.
Avec leur vaste fortune bâtie sur l’exploitation du sel, les Stroganov ont fourni un soutien financier et militaire aux tsars de Moscou à partir de l’époque d’Ivan le Terrible (r. 1547-1584). Les brodeurs travaillant sous le patronage de Dimitri Andreivich Stroganov (vers 1622-1670) réalisèrent plusieurs tentures avec des images du tsarévitch Dimitri et de son supposé martyre. L’une de ces pièces – maintenant au Musée d’art et d’histoire de Solvychegodsk – a été présentée à la cathédrale locale de l’Annonciation en 1654. Avec sa bordure de saints en médaillons, elle est étonnamment similaire par son style et ses thèmes à la broderie qui nous intéresse ici, comprenant même plusieurs saints rarement représentés ailleurs, tels que Jean l’Ermite et le Saint Christophe à tête de chien.
Dans les années 1650 et 1660, les Stroganov donnaient des œuvres brodées non seulement aux églises de leur propre région, mais aussi aux principales églises et monastères de Moscou et de ses environs. Certains de ces cadeaux textiles étaient inscrits avec les noms du fils de Dimitri Grigori, et de sa fille, Pelageia – noms qui, avec celui de sa femme, Anna, sont repris dans les noms des saints figurant sur le bord du voile du musée.
La sélection des saints dans les médaillons peut nous aider à mieux cerner la date et les circonstances pour lesquelles cette oeuvre a été brodée. Les représentations des saintes Pélagie et Anne et de saint Gregoire se rapportent toutes à des membres de la famille immédiate de Dimitri Andreivich Stroganov et les associent symboliquement aux saints dirigeants de l’Église orthodoxe russe. La canonisation du métropolite Philippe II de Moscou, en 1652, donne la date la plus proche possible pour la broderie – une date qui correspond assez étroitement aux exemples stylistiquement comparables des ateliers Stroganov.

Église de Saint Grégoire de Neocaesarea, Moscou, construite à partir de 1662 © Photo d’Alexei Lidov
Un dernier détail peut aider à affiner davantage la date : le placement de saint Grégoire dans le bord supérieur de l’épitaphios, immédiatement à gauche de Dieu le Père. Son apparition à cette place d’honneur, en face de la figure ailée de Jean-Baptiste, indique probablement que la pièce a été brodée pour une église ou un monastère dédié à Saint Grégoire. Un candidat probable est l’église de Saint Grégoire de Neocaesarea dans la région de Zamoskvorech’e (près de Moscou). La reconstruction monumentale sur le site d’une ancienne église en bois a été commandée par le tsar Aleksei Mikhailovich et les travaux ont commencé en 1662.
En 1671, la nouvelle église servit de décor au mariage du tsar avec sa seconde épouse, Natalia Naryshkina, la mère du futur Pierre le Grand. Compte tenu de l’intérêt manifesté par les Stroganov pour soutenir les premiers membres de la dynastie des Romanov, il ne serait guère surprenant qu’ils aient fait un don à une nouvelle église importante commandée par le tsar, en particulier celle dédiée au nom-saint de Grigorii Dmitrievich Stroganov.