Sélectionner une page

Photos – © Marie-Renée Otis
Texte – Marie-Renée Otis sur des questions de Claire de Pourtalès

Ma rencontre avec la broderie
J’ai commencé vers 6 ans à suivre des cours de dessin et bricolage avec les Sœurs de la Congrégation Notre-Dame à Baie Saint-Paul, au Québec. On faisait de la pyrogravure, du papier mâché, de la mosaïque, de l’encre, du cuir repoussé et plein d’autres choses. Ces cours ont eu un grand impact au point où j’ai su rapidement que je voulais poursuivre mes études en arts. Je suis allée à Québec et dans la formation il y avait un cours d’exploration des matériaux, on a touché au bois, à la terre, au métal, au verre et aux fibres. J’ai eu le coup de foudre pour les fibres.

La fête foraine, 1984 © Marie-Renée Otis

Ce qui fait que je suis allée à l’Université du Québec à Trois-Rivières (entre Montréal et Québec) parce qu’il y avait des ateliers de tapisserie haute-lisse, à la façon des Gobelins.
La formation en tissage haute lisse m’a appris, entre autres, à rechercher la régularité des points, la tension égale, un certain contrôle du fil, ce qui plus tard, s’avérerait utile en broderie. Pour continuer à manipuler des fibres, pour me reposer d’avoir tissé pendant des heures, j’ai commencé à broder par moi-même. Et ainsi, prolonger le plaisir de manipuler des soies, laines, cotons. Broder d’abord sur une grosse toile brute, puis sur des toiles plus fines jusqu’à ce que j’adopte le canevas Pénélope.
Si on compare avec le tissage qui progresse une ligne à la fois et pour lequel il faut tout prévoir, en broderie je pouvais broder à gauche, à droite, en haut, en bas et lancer le fil dans toutes les directions. C’est la grande liberté qui m’a plu en broderie, et que j’apprécie toujours.

La femme éclatée, 2003 © Marie-Renée Otis

Importance des paysages
Le fait que je sois née au Québec est une grande chance. Nous sommes en paix, libres de nous exprimer, de poursuivre des études et de circuler comme on veut. Une chance supplémentaire fut de naître dans Charlevoix; région touristique appréciée pour la beauté de ses paysages: union des vieilles montagnes des Laurentides et du majestueux fleuve Saint-Laurent. Et plus encore, chanceuse d’être née dans le village de Baie saint Paul, d’abord une vallée protégée des vents excessifs par des montagnes protectrices et une baie dont les marées très prononcées remplissent ou vident les battures deux fois par jour.
Mais ce qui est remarquable c’est que la topographie de la région fut créée de la chute d’une météorite il y a 350 millions d’année. Nous vivons dans un astroblème, sur les cicatrices de ce cataclysme qui a fragilisé la croute terrestre et nous occasionne de fréquents petits tremblements de terre.

Le rendez-vous de juin (Le cœur est rempli des paysages), 2011 © Marie-Renée Otis

Ces paysages je les connais bien et je les aime. Toute ma vie, à pied, à vélo ou en voiture je les arpente, je les admire, je m’en imprègne, je les dessine et je les brode de toutes les manières. On reconnait dans tous les arrières plans de mes dessins les lignes sinueuses des montagnes. Les montagnes se fondent à mes personnages; il n’y a pas de séparation. Ce sont tantôt des femmes- montagnes, tantôt des femmes dont les coiffures sont des montagnes ou des femmes dont tout le cœur est entièrement rempli de ces paysages. Assurément les paysages ont marqué mon enfance et influencent mon art.

Pouvez-vous nous raconter votre expérience de brodeuse en Corée ?
J’ai séjourné pendant un mois en Corée du Sud, à Séoul en 1999, chez une artiste en arts textiles, Mme Young Ok Shin. Je me souviens des magnifiques couleurs vives des costumes traditionnels, de l’animation dans les marchés et les rues, de la modernité de la ville, des trains à grande vitesse et des métros bondés et qu’il fallait aller fort loin dans les campagnes pour voir des personnes circuler à vélo.
Je n’oublierai pas les travailleurs et travailleuses des usines de textiles et le bruit assourdissant des machines à broder. L’abondance et la variété des matériaux que l’on pouvait acheter sur place. Je me souviens des nombreux musées que nous avons visités. Depuis les grandes institutions modernes jusqu’au musée minuscule qui se résume à une armoire dans une maison privée. Je retiens les aides gouvernementales que recevaient les artisans traditionnels et des immenses ateliers où on pouvait les regarder travailler, contrairement aux artistes contemporains.

Lettre à Madame Shin, 2014 © Marie-Renée Otis

J’admire le grand respect que les coréens portent à leurs ainés et particulièrement aux trésors nationaux vivants: personnes âgées qui ont pratiqué, protégé, fait la promotion et maintenu des traditions coréennes vivantes toute leur vie.
A la côtoyer, Mme Shin m’a appris plusieurs choses : la grande fierté et la curiosité qu’elle avait de sa culture. Elle saisissait toutes les occasions pour visiter des temples, mines de sel, artisans du papier et de la poterie, expositions de toutes sortes et visites guidés des sites historiques.
Madame Shin faisait du réchauffement avant de se mettre au travail pour créer ses magnifiques tapisseries très contemporaines : elle « jouait » avec toutes sortes de matériaux : tessons de céramique, papiers, rubans de couleur, etc… Ça favorisait un état de créativité.
La dernière leçon que Mme Shin m’a donnée se résume à un mot : travail, travail, travail.

Les oies venues de trop loin, 2003 © Marie-Renée Otis

Pouvez- vous nous raconter votre expérience de brodeuse à Bangui ?
J’ai fait 3 séjours à Bangui en République Centrafricaine pour travailler dans une école de métiers d’art. Je suis revenue avec deux sentiments puissants: Le premier : celui de reconnaissance d’avoir chez-moi de l’eau chaude et froide, à volonté. Le second c’est un sentiment d’admiration pour les artistes qui travaillent malgré les immenses difficultés de se procurer du matériel, des outils et de vivre dans une ville sale et polluée.
La plupart des étudiants et employés à l’école des métiers d’art devaient marcher de longues distances, parfois le ventre vide, subir la chaleur écrasante et le stress (à l’époque où j’y suis allée) d’une septième tentative de coup d’état.

Les extravagantes II, (avec des cauris et une jupe d’écorces battues de Pygmées), 2006 © Marie-Renée Otis

J’ai pu rapporter des objets africains que l’on reconnait dans mes broderies : du magnifique coton filé à la main, par les femmes âgées assisses sur la terre rouge dans les marchés publics, au milieu des mouches et des enfants. Des cauris de différentes grosseurs et des bobines de fil achetés sur les marchés publics que j’utilise toujours avec émotion. Et plein d’autres choses.

Les pistes d’éternité (avec du coton filé à la main), 2003 © Marie-Renée Otis

 

Le sanctuaire d’oiseaux, 2012 / Apprendre la guipure © Marie-Renée Otis

Vous qui avez suivi des formations variées dans plusieurs pays voyez-vous des liens dans ces pratiques ? Ou y a-t-il des fortes différences d’approche ?
Oui il y a des différences techniques et les outils varient, de même que les méthodes d’enseignement mais l’objectif est le même: poser le fil de manière esthétique et solide. Par exemple: pour poser le fil d’or les Espagnols utilisent une Broca alors que les Japonais utilisent des komas. Des outils de formes différentes mais qui jouent le même rôle : éviter de trop manipuler le fil d’or avec nos mains.

Les différences dans les manières d’enseigner la broderie : parfois les images et les matériaux sont imposés alors tout le monde brode la même chose; ailleurs c’est beaucoup plus libre. Parfois le professeur est très présent et travaille devant nous, ailleurs il ne fait que jeter un regard sur notre ouvrage et ce sont ses assistants qui font les démonstrations techniques. Ensuite la personnalité du professeur entre en ligne de compte. Certaines personnes sont généreuses et donnent plein de conseils et de trucs de métier alors que d’autres ne transmettent que le minimum requis. C’est toujours idéal de se rendre dans les écoles ou dans les ateliers pour suivre des cours. Ce sont des petits détails qui font qu’on apprend beaucoup: dans quel pays, quelle ville, comment l’atelier est installé, le centre de documentation et les collections auxquelles nous avons accès, les pièces d’étude proposées, l’horaire, les échanges avec le personnel et avec les autres étudiants, les repas partagés, tout devient occasion d’apprendre comment les autres vivent et comment une culture fonctionne.
Depuis la pandémie une grande offre de cours par internet est offerte, ce n’est absolument pas la même immersion culturelle, mais au moins, on peut continuer d’apprendre.

Serpent d’eau, serpent de terre, anguilles et couleuvres, 2008 © Marie-Renée Otis

J’ai vu que vous aviez utilisé des piquants de porc-épic*: est-ce qu’il y avait le désir de retourner à ces sources ou est-ce par hasard ?
Pour suivre mon désir d’apprendre des techniques de broderies originales, j’ai contacté une femme de la tribu des Algonquins. Au Québec et au Canada nous avons la chance d’avoir plusieurs communautés autochtones qui ont développé des approches uniques. Avec la belle algonquine nous avons travaillé avec des piquants de porc-épic, du poil d’orignal et avec la racine d’épinette blanche.
*Voir notre article sur la Broderie en Alaska

C’est l’utilisation de la racine d’épinette blanche qui m’a le plus impressionnée. Il fallait bien sûr aller en forêt, identifier la bonne essence d’arbre ; au pied de l’arbre, tasser la mousse et creuser la terre pour dégager les racines et accéder aux radicelles les plus fines. Une fois enlevée la pellicule extérieure de la radicelle, on se retrouve avec une fibre souple, prête à être enfilée sur une aiguille et qui se coud aussi facilement qu’un fil de coton ! La différence est que, une fois secs, les points de broderie faits avec la racine d’épinette blanche ne bougent plus et resteront en place indéfiniment assurant la solidité de la broderie. La difficulté de cette technique c’est l’approvisionnement. Sans l’accompagnement éclairé de mon professeur, comment me procurer des belles radicelles ?
Le plus difficile fut de travailler avec le poil d’orignal. Posés en petit paquet pour en faire de pompons, je n’arrivais pas à leur donner une belle rondeur.
Alors c’est surtout avec les piquants de porc-épic que j’ai fait mes expériences. Nous pouvions les teindre de différentes couleurs, jouer avec les teintes naturelles de blanc et noir ou les couper pour ne garder que la partie blanche.
J’ai brodé plusieurs petits serpents, des couleuvres inoffensives que j’aimais broder sur des écorces de bouleau pour me rapprocher au maximum des matières premières de la nature utilisées par les autochtones.

Dessins méli-mélo  © Marie-Renée Otis

Mon processus créateur
Toutes mes broderies commencent par un croquis. J’ai plusieurs cahiers remplis de dessins et je m’y réfère souvent. Ce sont des dessins au stylo, sans couleur rajoutée, qui ont parfois du sens, comme si leur histoire était complète et parfois ce sont des dessins sans queue ni tête, tout mélangés. Je vais extraire un personnage de ce méli-mélo et ce sera mon point de départ pour inventer un nouvel univers.

Tout pour broder  © Marie-Renée Otis

Une fois le dessin reporté sur le tissu j’ouvre mes armoires et boîtes de matériaux et je choisis les couleurs, fils et objets avec lesquels je vais travailler. J’essaie d’avoir une vision intérieure pour imaginer la broderie terminée. Ma vision n’est pas précise pour l’ensemble de la broderie; cependant aussitôt que j’ai une certitude (par exemple : son vêtement sera orange) c’est suffisant pour commencer à broder et progressivement toute l’œuvre se bâtira autour de cette certitude.

Le renard rouge, 2014 © Marie-Renée Otis

J’aime faire de la recherche en broderie. Essayer des choses, jouer des combinaisons de matériaux ou de techniques, créer des assemblages de matières. Et rajouter des éléments de la nature : plumes, ailes de papillons, étoiles de mer. Ça me plaît de faire des petites séries. Idéalement pour explorer une façon de travailler, je fais trois œuvres de la même manière. Et ensuite je passe à autre chose.
Régulièrement je retourne à une broderie plus traditionnelle : dessin figuratif et technique de peinture à l’aiguille, comme si je voulais vérifier que je suis toujours capable de « bien broder ».

Prisonniers dans les sables du temps, 2014 © Marie-Renée Otis

 

Planter une graine, récolter un jardin, 2014 © Marie-Renée Otis

 

Les graines invisibles, 2014 © Marie-Renée Otis

 

Les graines de nos rêves, 2014 © Marie-Renée Otis

 

Nous sommes au bord du miracle, 1987 © Marie-Renée Otis

Avez-vous des techniques préférées, des matières qui vous parlent plus ?
J’aime le coton à broder « ordinaire ». Il se travaille bien, je peux facilement composer des couleurs qui n’existent pas sur le marché en mélangeant les brins et il reste beau tout le temps. Pour faire des fonds colorés sur un canevas Pénélope c’est ma matière favorite. Par contre, pour habiller un personnage, je choisis de préférence des fils brillants, métalliques avec des perles et des bijoux. C’est la touche de richesse, de noblesse, d’élévation et de spiritualité que je veux donner à mes personnages.
Mais ma préférence toutes catégories c’est le mélange des matières; retrouver sur la même aiguille de la soie du Tibet, de la laine du Guatemala et du coton de la Corée ! Quel bonheur. Le mélange des cultures, l’abondance qui amène à mon atelier ces beaux matériaux, le lien avec des personnes qui travaillent ou vivent ou voyagent dans ces pays, ce mélange me comble.
Le choix des techniques c’est exactement la même chose : il y en a qui sont faciles, efficaces et je les utilise couramment : la couchure, le point de nœud, le gobelin droit… Et puis, pour créer des surfaces aux textures particulières alors je puiserai dans ce que j’ai appris : des couchures verticales à la russe, des fils croisés à la japonaise, des ajouts de cannetille comme en Angleterre, la pose de fil d’or comme en Espagne et recouvrir de couleur le fil d’or comme on le faisait à la fin du Moyen-Âge en Europe.

Visa le noir, tua le blanc, 1978 © Marie-Renée Otis

Travaillez-vous à plusieurs œuvres en même temps ou toujours une à la fois ?
Si je reviens d’une formation ou d’un voyage, si je reçois des nouveaux matériaux c’est certain que je vais être tentée de commencer plusieurs broderies en même temps. Je le fais parfois. Car le trop plein d’idées qui germent dans ma tête, je veux les réaliser le plus rapidement possible ou du moins, commencer une broderie pour ne pas perdre mon idée. Travailler plusieurs œuvres en même temps permet de varier les plaisirs. Même si c’est plus long pour les achever. Et puis, il y a l’avantage de leur accorder plus de temps de réflexion. Un petit bout sur l’une, une heure sur l’autre et tout l’après- midi sur la troisième. Et progressivement l’une après l’autre se termine.
Le plus difficile ce n’est pas de broder plusieurs œuvres en même temps mais au contraire, ce sont les périodes où je n’ai aucune broderie en chantier.

Les Méduses (Porter des montagnes sur la tête), 2006 © Marie-Renée Otis

Pourquoi est-ce que je brode depuis plus de 40 ans ?
Je brode pour 2 raisons : la première c’est pour participer à la Beauté du monde. La seconde raison c’est pour élever mon âme et celle des autres.

Participer à la Beauté du monde

  • En utilisant des beaux matériaux; des tissus souples, des fils chatoyants, des perles nacrées…
  • En mélangeant des jolies couleurs; des rouges vifs, des dorés scintillants, des dégradés et des mélanges chromatiques surprenants…
  • En choisissant des techniques particulières. Des techniques rares comme l’or sauté que nous connaissons depuis les années 1400 ou techniques très courantes et faciles à utiliser comme la couchure…….
  • En illustrant des thèmes qui m’inspirent : les paysages de Charlevoix et le grand archétype de la Terre-Mère ou pas de thème du tout seulement jouer avec les matériaux….

Voyez-vous, concrètement c’est de cette manière que je participe, bien humblement, à la Beauté du monde.

La seconde raison, broder pour élever mon âme et celle des autres, voici comment ça se manifeste.

  • J’élève mon âme en étant consciente que je suis ici, maintenant, que je brode ce point-ci et que je le fais avec bonheur et gratitude.
  • J’élève mon âme en utilisant des matériaux qui viennent de partout dans le monde, parce que ça me permet justement de me sentir connectée au reste du monde.
  • Et je ressens un fort sentiment d’abondance lorsque je regarde mes armoires remplies de magnifiques matériaux, si variés, si précieux. La majorité d’entre eux arrivent à mon atelier grâce à la générosité de personnes sensibles à ce que je fais.
  • J’élève mon âme en reprenant, en perpétuant des techniques anciennes. Je poursuis alors une très, très longue tradition des brodeurs et des brodeuses à travers les siècles, car l’histoire de la broderie est intimement liée à l’histoire de l’humanité et qu’il n’y a jamais eu d’interruption. Je fais partie d’une grande chaîne humaine.
  • J’élève mon âme dans le geste même de la répétition de piquer l’aiguille, de multiplier les points un à un, à la main, patiemment, dans un geste qui force à ralentir et à intérioriser; la pratique de la broderie s’apparente à la pratique de la méditation. Le cœur, la pensée, le corps, la main, l’esprit sont synchronisés.
  • J’élève mon âme aussi à dessiner le fleuve, les montagnes de Baie Saint-Paul, c’est le lieu de mes racines
  • Et si jamais ce sont des dessins d’imagination que j’interprète en broderie, alors je puise aux sources extraordinaires de l’inconscient, inconscient personnel et inconscient collectif et à ce moment-là c’est l’âme collective qui s’exprime.

Élever l’âme des autres c’est aussi mon objectif mais ça se fait en-dehors de mon pouvoir, en dehors de ce que je peux faire.

  • Tout ce que je souhaite c’est que ce que je mets dans mes œuvres soient ressenti, perçu, senti par les personnes qui regardent et côtoient mes œuvres.
  • Que ces personnes-là soient heureuses quelques minutes. Qu’elles se sentent bien, légères, en paix.
  • Que mes broderies d’art leur donnent l’idée de créer elles-aussi, de participer à leur manière à la Beauté du monde.
  • Que mes œuvres leur inspirent ou leur rappellent des images heureuses, qu’elles se sentent bien en les regardant et qu’ainsi leur âme s’élève un peu, beaucoup.

Site internet – http://www.mrotis.com/