L’Italie est un grand pays de la mode et des traditions brodées. Présentation de l’atelier Pino Grasso, à Milan.
Photos – © pino_grasso – photos protégées par copyright – merci
Texte de Raffaella Grasso sur des questions de Claire de Pourtalès
Les racines – Pino Grasso
Mon père étudiait la médecine mais il a vite décidé que ce n’était pas ce qu’il voulait pour son avenir. Le père de son meilleur ami possédait une entreprise de broderie et mon père voulait en savoir plus à ce sujet. Il en est tombé amoureux et a décidé d’y travailler.
Le propriétaire de l’entreprise l’envoya à Paris pour apprendre le savoir-faire des plus importantes maisons de broderie comme Lesage, Vermont et bien d’autres. Il a appris le matériel de broderie, les plumes, les paillettes, les fils, etc. Après cela, il est revenu et il a travaillé pour l’entreprise du père de son ami. Ils traitaient avec les tailleurs les plus importants de l’époque. Il a travaillé pendant près de 10 ans, mais certaines promesses n’ont pas été tenues, et il a décidé de démissionner et de créer sa propre entreprise en 1967. Il a ouvert son premier atelier à Milan, travaillant seul et faisant tout par lui-même : acheter le matériel, visiter les clients, faire les broderies.

Raffaella et Pino Grasso © pino_grasso
La génération suivante – Raffaella Grasso
J’avais l’habitude d’aller dans ce monde magique quand je n’étais pas à l’école et j’aimais passer du temps avec tout le matériel de broderie, regarder mon père faire les dessins, perforer le papier et le saupoudrer de poudre transfert sur les tissus. Je me disais que c’était vraiment merveilleux, mais je n’aurais jamais pensé que je suivrais les pas de mon père. J’aimais la partie créative, mais pas toute l’entreprise. À l’époque, mon rêve était de devenir vétérinaire et d’aller en Afrique soigner avec les animaux sauvages.
En grandissant, j’ai changé d’avis et je voulais travailler avec des enfants handicapés et la thérapie par les chevaux.
J’ai commencé comme assistante sociale mais les choses étaient difficiles et après un an, mon entreprise a dû fermer et à ce moment-là, mon père m’a demandé si je voulais travailler avec lui pendant quelques mois parce qu’il avait besoin d’un peu d’aide. J’y suis allée et comme c’est souvent le cas dans les entreprises familiales, une fois qu’on commence à y travailler, il est très difficile de partir. J’ai donc commencé par le bas, apprenant toutes les ficelles et les compétences de ce monde. Je cherchais des matériaux, ou je livrais nos produits, etc. Toutes les choses très faciles.

Valentino © pino_grasso
J’ai commencé à apprendre les techniques créatives étape par étape avec mon père. Ce n’était pas dans mon projet de rester, mais j’adorais suivre mon père, tout découvrir avec lui. Puis, après quelques années, il était évident que je n’irais nulle part ailleurs, et je savais que j’allais y rester parce que tout ce que j’apprenais était tout simplement trop précieux pour partir.

Michelle Williams en Louis Vuitton, 2019, Emmy Awards © pino_grasso
Après quelques années, j’ai commencé à décider toute seule et c’était facile parce que mon père me faisait confiance, il me laissait beaucoup d’espace, il ne m’a jamais arrêté. Sa confiance a été un très grand soutien : je savais qu’il était toujours derrière moi, me soutenant et me protégeant. Il m’a donné la possibilité d’essayer, d’échouer et de découvrir mes propres capacités pour comprendre ce qui fonctionnait et si je voulais poursuivre avec ce travail. J’ai décidé que c’était OK et après 25 ans je pense pouvoir dire que j’ai acquis une bonne connaissance de ce métier même si j’apprends chaque jour quelque chose de nouveau de mes brodeuses, de mes clients, de mes recherches. Les événements ne cessent de changer et vous devez trouver de nouvelles solutions. Ce faisant, vous acquérez réellement de nouvelles compétences.

Dolce & Gabbana, Haute couture, automne 2019 © pino_grasso
Maintenant que je suis seule, tout est différent. Il est difficile de ne pas avoir quelqu’un qui puisse comprendre immédiatement et partager mes problèmes, mes décisions ou mes doutes. Mais je peux encore entendre la voix de mon père, je peux voir son visage quand je travaille à l’atelier parce que nous avons passé tellement de temps ensemble ! Nous avons pris toutes les décisions ensemble, alors maintenant, quand je suis confrontée à un problème, je sais ce qu’il me dira de faire.
En ce moment tout est très difficile, mais je sais qu’il m’aurait dit de continuer, de me battre. Qu’il y a toujours une solution, toujours un moyen de sortir du noir. Donc, j’essaie de continuer chaque jour à faire mon travail avec mes brodeuses.

En atelier – Etro © pino_grasso
Je ne suis pas brodeuse moi-même. Je sais broder, je connais les techniques, mais je ne suis pas très douée car je n’ai pas le temps de m’entraîner tous les jours. Je suis meilleure avec une aiguille qu’avec un crochet, mais quand même…
Je sais à quoi doivent ressembler les choses, comment traduire les désirs de nos clients en broderie et je peux apporter un autre point de vue à mes brodeuses qui connaissent leur métier mieux que moi ! Je sais comment obtenir les résultats requis.
Nous travaillons avec le crochet de Lunéville, mais nous pouvons aussi proposer d’autres techniques comme la broderie japonaise. J’ai beaucoup de livres, je fais régulièrement des recherches, je demande à mes brodeuses d’être ouvertes et curieuses, d’apprendre de nouvelles choses. C’est très important dans une entreprise créative !

Kerry Washington en Etro aux Screen Actors Guild Awards, 2021 © pino_grasso

Atelier Versace © pino_grasso
Avez-vous des collections ou des archives?
Nous n’avons pas de collection privée de robes ou d’autres choses parce que nous travaillons pour de grandes entreprises de mode. Nous ne vendons pas de produit nous-mêmes : nous recevons les tissus du client, ainsi que le patron en papier et le placement sur ces papiers, puis nous brodons, et nous les rendons aux clients qui les assembleront. Nous ne voyons jamais les robes ou le produit final.
Ce que nous avons, c’est une archive de plus de 10 000 échantillons qui font l’histoire de notre entreprise depuis 1967. Malheureusement, nous en avons perdu beaucoup, certains ont été volés ou parfois les clients oublient de nous les renvoyer. Mais nous en avons encore beaucoup. Et au fur et à mesure que nous progressons, nous continuons à en ajouter de nouveaux.
Nos clients s’en inspirent en prenant les couleurs de l’un, le tissu de l’autre ou la matière d’un troisième. Ils créent leur propre idée et nous les brodons.

Emma Stone en Louis Vuitton, Oscars 2019 © pino_grasso
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’école ?
Nous l’avons lancé parce que nous avions beaucoup de demandes. Chaque jour, nous recevions des appels téléphoniques ou des courriels de personnes qui voulaient apprendre la technique de Lunéville, qui est notre spécialité. Les professeurs sont nos brodeuses très spécialisées dans cette technique car la plupart d’entre elles exercent ce métier depuis plus de 25 ans. Mais elles travaillent aussi pour moi, donc une partie de leur travail est dédiée à l’école tandis que la plus grande partie est toujours dédiée au travail pour les clients.
L’école n’est pas encore une vraie école, mais nous voulons qu’elle puisse devenir professionnelle à l’avenir. En ce moment, en raison de la pandémie, j’ai dû répartir mes brodeuses dans différentes pièces, afin qu’elles ne restent pas trop proches les unes des autres. Donc, la salle de classe est occupée et nous n’avons pas assez d’espace pour laisser entrer d’autres personnes. On pourra peut-être redémarrer en mai, selon la situation mais comme ça va de mieux en mieux, j’ai bon espoir.

Pino et Raffaella Grasso aux Green carpet fashion awards 2019 © pino_grasso
En quoi êtes-vous différent des autres ateliers de broderie ?
La broderie est une activité développée dans le monde entier, de mille manières différentes et avec des techniques très différentes. En Italie et en France, nous avons un parcours très similaire, car la mode est née ici et c’est là qu’elle a grandi, mettant également en place tout ce qui permettait sa croissance.
La broderie pour la mode est particulière car elle n’est pas réalisée à la suite de l’envie d’un artiste brodeur mais comme l’élaboration d’un projet créé par d’autres. La créatrice / le créateur nous parle de sa collection et nous réfléchissons aux broderies en fonction de son projet.
Nous créons et développons des broderies avec des matières, des couleurs et des techniques qui peuvent adhérer au projet. Nous avons notre propre style, nous avons une créativité assez reconnaissable : style riche et raffiné, élégance acquise au fil des années de collaboration avec les grands maîtres de la mode tels que Emilio Schubert, Galitzine, Veneziani, Marucelli Mila Schon, Raffaella Curiel, Valentino, Armani, Versace, Ferrè, Dolce & Gabbana et bien d’autres. Notre compétence la plus importante est d’interpréter correctement la pensée du designer. Lorsque le mood board nous est présenté (c’est le leitmotiv de la collection), nous sommes capables d’aller dans le sens de cette pensée et de créer des broderies qui interprètent parfaitement le désir de la créatrice / du créateur. Cette capacité est en partie acquise et en partie innée, il faut être empathique, laisser parler les images et percevoir quelle émotion la créatrice / le créateur veut transmettre. Interpréter l’émotion est fondamental mais savoir l’interpréter de la bonne manière est tout aussi important. Chaque créateur a son propre style, ses couleurs préférées, les matières qu’il aime et d’autres dont il ne veut absolument pas. S’il faut faire une rose pour Armani, ce ne sera jamais la même rose que pour Dolce & Gabbana.

Isabelle Huppert en Armani privé, Cannes 2019 © pino_grasso
Nous n’avons pas de couleur spécifique car nous devons suivre les couleurs de la collection du créateur ; nous n’utilisons pas seulement quelques techniques spécifiques, mais nous essayons d’en utiliser de nouvelles chaque jour, pour satisfaire toutes les demandes de nos clients.
Pour nous la recherche s’oriente sur les matières, nous travaillons à trouver des alternatives aux matières de broderie classiques pour proposer des solutions différentes et compétitives à nos clients. Nous avons depuis longtemps inclus la crinoline, non pas comme base mais comme élément de broderie, le plexiglas, le silicone, etc. Pour le moment nous nous concentrons sur les matériaux issus du recyclage. Nous faisons des recherches sur internet et par le biais des universités, nous expérimentons aussi beaucoup car tout ce que nous utilisons doit être lavable et ne doit pas contenir de substances toxiques. Il faut respecter les règles vestimentaires.
Je n’ai pas vraiment d’artistes de référence, je préfère avoir un aperçu très large puis mélanger et élaborer à partir de ces références. Mais il y en a beaucoup que j’admire particulièrement, comme Lisa Smirnova, Cayce Zavaglia, Sophia Narrett et d’autres.
Site web – https://pinograsso-ricami.com/